La « boucle étrange » de la conscience
15 mai 2019 (mis à jour le 12 octobre 2023)
Table des matières
Si vous avez suivi les épisodes précédents, vous voici arrivés à une première synthèse de ma recherche d’une définition de la conscience. A ce stade, présenter la pensée du philosophe Michel Bitbol est riche de sens. D’une part, il aborde lui-même cette question, notamment dans son livre La conscience a-t-elle une origine ? [1]. Et d’autre part, la formation qu’il a reçue en médecine et en physique [2] lui permet d’avoir un regard scientifique sur le sujet. J’ajouterais qu’à travers la philosophie, la médecine et la physique, il couvre précisément les domaines à partir desquels j’explore moi-même la question.
L’expérience intérieure
Selon lui, tout part de l’expérience : « Nous commençons notre investigation à propos des corps matériels, à propos du cerveau, à propos de tout, à partir de l’expérience, l’expérience intérieure. (…) C’est le fait le plus basique » [3]. Et, de fait, l’expérience que j’ai vécue est à la fois le point de départ et la raison d’être de ce blog.
Michel Bitbol rappelle que l’expérience ne s’arrête jamais, elle est toujours présente. Quoi que nous vivions, il nous est toujours possible de nous relier à l’expérience en train de se dérouler. Pour autant, il précise que :
« L’expérience n’est pas un objet. L’objet est une entité supposée exister par-delà les situations, les états subjectifs et l’être-présent. Au contraire, l’expérience consciente est située, elle est ce que cela fait d’être en ce moment. »
MICHEL BITBOL [4]
Pour lui, c’est même « l’expérience pure [qui] doit être le vrai sens de la conscience » [5]. Il cite Kitaro Nishida, un philosophe japonais qui a cherché à relier la philosophie occidentale et la spiritualité orientale, c’est-à-dire à établir un lien entre la phénoménologie [6] et la pratique du zen. Il proposait de « ne pas considérer que la connaissance va chercher son objet, mais [de] déposer toute quête d’objet pour ne plus être que dans l’expérience pure, la présence, les choses telles qu’elles apparaissent. » [7]
La présence
J’apporterais une petite précision ici. Je ne vais pas ergoter sur le terme « présence », parce qu’il me semble que finalement nous parlons de la même chose. L’usage des mots n’est pas simple pour manipuler ce genre de sujet. Michel Bitbol précise d’ailleurs que son discours ne relève pas du langage de désignation, mais du langage de suggestion. C’est-à-dire qu’il essaie simplement de faire reconnaître quelque chose – en l’occurrence l’expérience pure – plutôt que d’en faire un objet en le définissant. Je reconnais, pour l’avoir vécue, cette expérience, mais étant donné l’usage que je fais du mot « présence », je ne peux pas l’associer à « expérience pure ». En effet, pour moi la présence est un état au-delà de l’expérience.
Lorsqu’elle se manifeste, nous ne pouvons alors plus rien formuler. Sauf à revenir dans l’expérience et tenter de parler de cet état. S’extraire de la présence ne signifie pas pour autant que nous n’y sommes plus reliés. En fait nous ne pouvons pas ne pas y être reliés. Nous pouvons seulement être inconscients de notre reliance tant que nous n’avons pas basculé dans la présence et reconnu cet état en conscience.
Le mystère de la conscience
« La conscience ne peut pas être montrée, elle se montre d’elle-même » [8] nous dit Michel Bitbol. Peut-on alors la définir ? Le mot « définition » n’est pas adapté selon lui car déterminer ce qu’est la conscience implique de déterminer ce qu’elle n’est pas. Or, nous ne pouvons rien exclure de la conscience car tout est conscience. Tous les états de conscience font partie de la conscience et ils sont aussi réels les uns que les autres.
« La conscience est mystérieuse, et son mystère découle de son absolue proximité. »
MICHEL BITBOL [9]
Le sujet ne peut jamais se détacher de son questionnement sur la conscience, parce qu’il fait entièrement partie de ce questionnement. Questionnement qui n’est d’ailleurs rendu possible que par la conscience. Ainsi, l’expérience consciente crée-t-elle une configuration vertigineusement autoréférentielle. Mais percevoir clairement cela nécessite un nouvel état de conscience, considérablement élargi par rapport à celui qui est le nôtre le plus souvent.
Le philosophe mentionne à cet égard un fait sociologique que je ne peux qu’attester : la grande majorité des personnes ayant vécu des états modifiés de conscience ne croient plus aux explications réductionnistes. Et notamment à l’hypothèse selon laquelle la conscience est un sous-produit du fonctionnement du cerveau [10]. Cette hypothèse est pourtant avancée par les neuroscientifiques, pour qui « la conscience est le pouvoir de synthèse des représentations partielles et fragmentaires formées par diverses aires spécialisées du cortex. La conscience relève également de la métacognition qui consiste à avoir connaissance de la connaissance. » [11]
L’expérience du sujet connaissant
Mais pour Michel Bitbol, il s’agit d’une définition objectivée de la conscience, à partir de laquelle il est facile de donner une explication objectivée de ses fonctions, elles-mêmes objectivées. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que les neuroscientifiques connectent des phénomènes objectifs entre eux mais passent à côté de l’essentiel. Ils établissent des relations de causalité entre des phénomènes visibles, perceptibles – c’est-à-dire objectivables – mais à aucun moment ils n’ont accès à l’expérience de la personne.
Ma propre expérience avec l’échelle de Glasgow illustre ce décalage, les critères objectivés sur lesquels elle repose offrant une vision considérablement restreinte de mon vécu. Etablir ces critères présuppose en outre que l’on sache d’une part ce qu’est la conscience et ce qu’elle n’est pas, et d’autre part à quel moment elle est censée se manifester ou pas.
Pourquoi l’échelle de Glasgow est-elle néanmoins efficace ? Parce qu’elle fonctionne sur l’extraction d’un invariant, quelque chose de stable sur lequel les neuroscientifiques s’accordent. A partir de là :
« [Les neuroscientifiques] construisent un savoir qui vaut pour tout le monde de la même façon, et qui est améliorable collectivement. Cette démarche est cependant fondée sur une exclusion, l’exclusion de nous-mêmes : on s’accorde sur des critères sans plus prendre en compte l’expérience du sujet connaissant. »
MICHEL BITBOL [12]
Tout cela nous mène alors, selon lui, à une situation pour le moins paradoxale. D’un côté, notre compréhension de la conscience est dans une impasse. De l’autre, nous avons fait beaucoup de progrès techniques pour prévoir le « retour à la conscience » des personnes dans le coma. J’ajouterais que ces progrès dépendent de la corrélation que nous avons établie, à tort et à raison, entre le fonctionnement du cerveau et la conscience.
Pour une neuroscience applicable à la conscience
Processus neuronal et expérience vécue
Michel Bitbol mentionne également le fait que nous pouvons stimuler certaines parties du cerveau, et obtenir certaines expériences, certains contenus de conscience très spécifiques. Cependant, il précise aussitôt que « décrire un certain processus neuronal n’est pas le vivre, n’est pas vivre l’expérience qui va avec lui. (…) Vous pouvez avoir n’importe quel processus du cerveau que vous voulez, pourtant vous n’avez absolument aucun argument en principe pour penser qu’ils devraient être associés avec l’expérience vécue. » [13]
C’est ainsi que corrélation observée ne signifie pas automatiquement causalité. D’autant plus qu’il existe plusieurs types de causalités. Une causalité simple : les événements dans le cerveau produisent la conscience. Ou une causalité inverse : ce sont les événements conscients qui causent les événements du cerveau. Ou encore une causalité bidirectionnelle, c’est à dire que le cerveau est la cause de la conscience et réciproquement : autrement dit, le cerveau et la conscience co-émergent en dépendance [14].
Cerveau et conscience : quels liens ?
On en revient à l’un des questionnements que pose mon expérience : peut-être, cette nuit-là, le changement qui s’est opéré dans ma conscience m’a-t-il fait sortir d’une certaine structure d’informations pour me plonger dans un espace au-delà de toute forme de structure ? A moins que ce ne soit la modification de ces structures qui ait provoqué le changement de conscience ? Ou comme le dirait Eckhart Tolle :
« Tout changement de conscience produit un effet sur le corps, et tout changement de conscience va tout rebrancher dans le cerveau (…), mais qui vient en premier, l’œuf ou la poule ? Est-ce que nous nous éveillons parce que les cellules de notre cerveau mutent ou est-ce que les cellules mutent parce que nous nous éveillons ? Je ne sais pas et je n’ai pas besoin de le savoir. Peut-être que les deux sont vraies, qui sait, les deux perspectives se manifestent peut-être simultanément. Donc de l’œuf ou de la poule qui est arrivé en premier je ne sais pas, mais je suis sûr que c’est arrivé. »
ECKHART TOLLE [15]
La boucle étrange
Cette dernière possibilité, proche du point de vue bouddhiste, semble montrer qu’il existe en fait une relation mutuelle entre le cerveau et la conscience. Ensemble, le cerveau, la conscience, et la relation qu’ils entretiennent appartiennent à l’expérience. Cela forme ce que Michel Bitbol qualifie de « boucle étrange » [16] et [17]. Sa recherche d’une approche neuroscientifique de la conscience n’ignore pas cette boucle étrange, et ainsi, elle offre la possibilité de faire une neuroscience qui lui soit applicable. Mais qui pour autant ne soit ni réductionniste, ni matérialiste.
Elle s’appuie notamment sur les travaux du neurobiologiste et philosophe chilien Francisco Varela, lequel : « n’essayait pas d’avoir une science objective de la subjectivité. Il voulait avoir une science qui cultive à la fois le point de vue objectif et subjectif, et les connecter. Il ne voulait pas saisir un dans l’autre, il voulait relier les deux choses. » [18]
Envie d’en savoir plus sur les liens entre la subjectivité et l’objectivité ? Vous pouvez poursuivre votre exploration en lisant l’article L’objectivité, angle mort de la science.
Points clés
- Les neurosciences connectent des phénomènes objectifs entre eux mais à aucun moment elles n’ont accès à l’expérience de la personne.
- L’expérience consciente crée une configuration vertigineusement autoréférentielle.
- Le cerveau et la conscience co-émergent en dépendance.
Notes & références
[1] BITBOL Michel, La conscience a-t-elle une origine ? Des neurosciences à la pleine conscience : une nouvelle approche de l’esprit, Paris : Flammarion, 2014.
[2] Voir notamment l’article Réalité et physique quantique
[3] BITBOL Michel. (2013, 20 janvier). La conscience a-t-elle une base matérielle ? In : Fleurs du dharma, Mind and Life XXVI : Esprit, cerveau et matière, p.4
[4] BITBOL Michel, La conscience a-t-elle une origine ?, op.cit., p.8
[5] BITBOL Michel. (2014, 6 juin). La conscience a-t-elle une origine ? In : France Culture : Les chemins de la philosophie [podcast]
[6] La phénoménologie est un courant philosophique qui se concentre sur l’étude des phénomènes, de l’expérience vécue et des contenus de conscience.
[7] BITBOL Michel, La conscience a-t-elle une origine ? [podcast], op.cit.
[8] BITBOL Michel. (2014, 5 février). Plongée dans les abysses de la conscience avec Michel Bitbol (partie 2/2). In : Monde des grandes écoles et universités
[9] BITBOL Michel. (2014, 12 mars). Aux sources de la conscience. In : CNRS Le journal [en ligne]
[10] Vous pouvez consulter l’article dédié à l’histoire du neuroscientifique Eben Alexander, histoire remarquable à ce propos.
[11] BITBOL Michel, La conscience a-t-elle une origine ? [podcast], op. cit.
[12] Ibid.
[13] BITBOL Michel, La conscience a-t-elle une base matérielle ?, op.cit., p.2
[14] Pour mieux comprendre le concept d’apparition en dépendance, vous pouvez également consulter l’article Indéterminisme et intrication.
[15] TOLLE Eckhart. L’éveil modifie-t-il le cerveau ? In : BlogBug
[16] BITBOL Michel, La conscience a-t-elle une base matérielle ?, op.cit., p.5
[17] Cette notion de “boucle étrange” n’est pas sans rappeler le point de vue de Nassim Haramein : « Pour être conscient de vous-même, vous devez avoir un retour d’information. La conscience est une rétroaction entre le monde extérieur et le monde intérieur. C’est fondamental pour toutes choses. Alors toutes les choses sont conscientes ». Pour en savoir plus, voir notamment l’article sur la conscience quantique.
[18] BITBOL Michel, La conscience a-t-elle une base matérielle ?, op.cit., p.8
Sur le même thème