#MeToo, ou l'autre effet papillon
11 DÉCEMBRE 2020 (mis à jour le 5 janvier 2024)
Table des matières
Dernière escale de la série sur l’effet papillon ! J’approfondis dans cet article le parallèle entre la théorie du chaos et le mouvement MeToo, évoqué au début de cette série. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, petit retour sur les épisodes précédents. Episode 1 : J’ai détaillé les systèmes chaotiques du point de vue de la physique classique. Episode 2 : J’ai élargi le cadre de référence de la théorie du chaos à la théorie de l’univers connecté de Nassim Haramein. Episode 3 : J’ai exploré les liens entre l’irréversibilité des phénomènes, la mémoire et l’entropie. Et, finalement, épisode 4 : j’ai mis en lumière la façon dont la gravité, l’entropie et l’auto-organisation sont intriquées dans l’univers.
Ok, mais quel est le rapport entre le mouvement MeToo, la mémoire, l’entropie et plus généralement la physique me direz-vous ? Pourquoi, finalement, est-il possible d’appliquer la théorie du chaos à la psychologie [1] ? Parce que tout comportement ou processus, qu’il soit physique ou psychologique, ne peut apparaitre qu’en suivant la dynamique de l’univers. Sinon il n’a aucun moyen de se manifester.
La mémoire joue également un rôle dans le mouvement MeToo, pour le pire comme pour le meilleur, nous allons le voir. L’entropie y a sa place aussi. Et chaque voix qui s’élève de concert avec les précédentes tend à rendre irréversible le développement et l’ancrage d’un nouveau relationnel entre les femmes et les hommes.
Finalement, quelle est la dynamique qui sous-tend réellement l’effet papillon, et le mouvement MeToo en particulier ? C’est ce que je vous propose de découvrir dans cet article, qui résumé et illustre les quatre précédents.
Un témoignage, une libération
« Je dois le fait de pouvoir parler à toutes celles qui ont parlé avant, dans le cadre des affaires MeToo, et qui m’ont fait changer de perspective sur ce que j’avais vécu. »
ADÈLE HAENEL [2]
Au moment où l’idée de cet article commence à germer dans mon esprit pour illustrer « un autre effet papillon » sort le témoignage d’Adèle Haenel. J’ai beau avoir suivi l’affaire MeToo, avoir lu et entendu beaucoup de témoignages, j’ai l’impression de prendre celui-ci en pleine figure. Il vient me chercher dans mes profondeurs, toucher ma part d’ombre. Et ma part de vérité aussi. Surtout.
Il est chargé d’une émotion certaine, authentique, au service du message qu’il véhicule. Notamment, il a le mérite de mettre en lumière l’évolution de conscience qui s’est produite dans le for intérieur d’Adèle Haenel. Une évolution liée d’une part à la mémoire des événements vécus pendant son adolescence, et d’autre part au feed-back des femmes qui ont témoigné avant elle. C’est grâce à ces deux mécanismes qu’elle a pu avoir une autre lecture de ses propres émotions, ressentis et interprétations.
A partir de ce point, elle a elle-même participé à faire bouger les engrammes des inconscients féminin et masculin. Elle a contribué à libérer d’autres paroles féminines, et possiblement d’autres écoutes masculines.
Du tweet d’Alyssa Milano [3] au témoignage d’Adèle Haenel, il n’y a pas eu qu’un pas. Mais il y a eu un point de bascule, un changement de phase – pour parler en termes de physique – dans la dynamique féminin / masculin.
La dynamique Yin / Yang
De la maturation à la mutation
Quoi de plus symbolique que le Yin et le Yang pour illustrer la dynamique à l’œuvre entre les énergies féminine et masculine ? J’ai déjà discuté de la dynamique Yin/Yang dans l’article Les synchronicités, de la philosophie à la physique, je vais reprendre ici les points principaux. Le Yin et le Yang ne sont pas opposés mais complémentaires. Ils évoluent dans un mouvement qui, entraîné par une évolution de la conscience, produit invariablement un passage de l’un à l’autre. La dynamique Yin/Yang offre ainsi en continu une expérience toujours plus aboutie de chaque principe. Les phases de croissance et de décroissance de chaque énergie alternent de telle sorte que la croissance du Yin est simultanée et proportionnelle à la décroissance du Yang. Et réciproquement.
La dynamique Yin/Yang repose donc sur la tendance de chaque pôle à, in fine, se transformer en son « contraire ». Le passage de l’un à l’autre se fait tout d’abord par une lente maturation, inéluctablement suivie d’une brusque mutation. On peut ne pas avoir conscience de la phase de maturation, ou plus exactement de son état d’avancement. Si bien que lorsque la mutation apparaît, elle peut sembler arriver soudainement, si ce n’est sortir de nulle part.
Notons que les Chinois apposent les qualificatifs « jeune » ou « vieux » au Yin et au Yang en fonction de la phase dans laquelle ils se trouvent. Ainsi, le jeune Yin et jeune Yang correspondent à des phases de maturation tandis que le vieux Yin et vieux Yang s’emploient pour les situations sur le point de basculer.
Une question de temps
Si l’on est sûr qu’une énergie va inéluctablement se transformer en sa complémentaire, toute la difficulté est de savoir à quel moment cette mutation aura lieu.
Imaginez une horloge digitale qui n’afficherait que les heures. Au moment où vous la regardez, il est par exemple 15h. Sans l’affichage des minutes, vous n’avez aucun moyen de savoir s’il vient tout juste d’être 15h ou s’il est quasiment 16h. Si maintenant les « conditions initiales » (la précision horaire au moment où l’on étudie le système) affichent « 15h01 », il n’y a plus de doute possible. Et avec une précision sur les secondes, vous saurez à quel moment l’affichage basculera sur « 15h02 » etc. Le fait que nous ne sachions pas à quel moment le passage d’une heure à l’autre va se produire peut donner une impression trompeuse de stabilité. Car les secondes et les minutes ne s’en égrènent pas moins.
Dans cet exemple, on sait sous quelle forme le système va basculer bien que l’on ne sache pas quand. Mais dans beaucoup de systèmes, comme le mouvement MeToo, nous n’avons d’information ni sur la forme ni sur la temporalité.
La dynamique MeToo
« Comment est-ce que cela arrive ? Qu’est-ce qu’on a tous comme responsabilité collective pour que cela arrive ? »
ADÈLE HAENEL [4]
Le féminin et le masculin sont dans le même bateau (tout est connecté)
Les apparences sont parfois trompeuses. Dans le mouvement MeToo, et le mouvement féministe en général, tout comme dans le patriarcat, elles nous montrent ce qui oppose les femmes et les hommes. Voir au-delà des apparences, c’est comprendre que la « cause des femmes » ne peut être séparée de celle des hommes que de manière artificielle. C’est aussi accepter de déplacer la discussion vers l’énergie féminine / masculine qui existe en chaque femme et chaque homme, comme elle existe en tout [5].
A l’instar du Yin et du Yang, ces énergies sont complémentaires. En prendre conscience permet de dépassionner le débat. Pour autant il ne s’agit pas d’éliminer toute passion, mais simplement de la remettre à sa juste place. Celle d’une danse entre le féminin et le masculin, toujours à la frontière de l’équilibre et du déséquilibre, de l’ordre et du désordre. Mû par l’avancement inéluctable de la conscience dans l’univers, le féminin apprend du masculin et réciproquement, de l’échelle quantique à l’échelle cosmologique. Tous les niveaux d’organisation sont connectés. Tout ordre existe en dépendance avec les ordres qui le composent, et les ordres dont il fait partie. Ou, dit autrement, l’ordre que nous observons à notre niveau traverse les échelles.
De ce fait, les niveaux collectifs et individuels communiquent et s’alimentent l’un l’autre. Cela s’explique d’une part par la nature fractale de l’univers et les mécanismes de rétroaction qu’elle engendre entre les différentes échelles. Cela s’explique également par la nature holographique de l’univers : dès qu’une information émerge, elle est disponible en tous points de l’espace.
Aucun modèle de société n’est définitif (tout est toujours en train de se déterminer)
C’est ainsi qu’une femme dont la parole se libère met à disposition un potentiel de libération pour d’autres femmes [6]. Ce potentiel porte en lui l’espoir qu’aucun modèle de société n’est définitif. Les apparences, pourtant, portent à croire en l’inertie du système patriarcal depuis des milliers d’années. Mais le fait qu’il apparaisse stationnaire ne veut pas dire qu’il soit immuable. Aucun ordre n’est établi une fois pour toutes. Mieux, tout stationnaire qu’il paraisse, cet ordre, comme tout autre, est en réalité en structuration permanente.
Le tweet d’Alyssa Milano a marqué un point de bascule entre la maturation et la mutation du mouvement MeToo. Loin d’être sorti de nulle part, le déferlement qui a suivi témoigne de la mise en lumière de tout ce qui a longtemps maturé dans l’ombre et l’anonymat. Tout ce qui s’est accumulé en coulisses pour en arriver précisément à créer un point de bascule. Et ce, aussi bien à l’échelle planétaire du mouvement MeToo qu’à l’échelle personnelle d’Alyssa Milano ou d’Adèle Haenel.
Comment les paroles des femmes pourraient-elles créer un raz-de-marée jusqu’à modifier l’ordre établi ? Un questionnement en écho à celui-ci : comment des perturbations à l’échelle du papillon vont-elles se propager aux grandes dimensions comme celle d’un ouragan ? Autrement dit, quelles sont les conditions nécessaires au point de bascule, au changement de phase [7] d’un système ?
Chaque parole compte (du cumul des énergies dépend le point de bascule)
Disons qu’un battement d’aile de papillon représente le témoignage d’une femme. Si de petites causes produisent de grands effets, comment expliquer que le patriarcat n’ait jamais été menacé jusque-là par les voix féminines qui se sont élevées ? Ce n’est certainement pas un témoignage ignoré qui peut faire basculer les choses. Ni même, en soi, le tweet d’Alyssa Milano. En revanche, un tel tweet peut être la goutte d’eau qui fait déborder le vase ; et c’est ce qui s’est produit. Des femmes qui témoignaient jusqu’ici « isolément » ont trouvé par ce biais un moyen de s’exprimer de façon coordonnée.
Les systèmes isolés, si tant est qu’ils existent, ne peuvent pas s’auto-organiser. L’auto-organisation se structure grâce à l’échange d’information. Tel a été le rôle du tweet d’Alyssa Milano. On aurait abouti au même résultat avec un autre tweet ou même un autre déclencheur, à un autre moment [8]. Que ce tweet précis ait été là ou pas ne change pas grand-chose à l’affaire pourvu qu’il y ait eu suffisamment d’autres témoignages entrant soudain en résonance, prêts à fonctionner ensemble dans la création d’un nouvel ordre. Car une femme, en fonction du fait qu’elle témoigne ou pas, va alimenter deux « ordres » différents : l’un où elle n’a pas voix au chapitre, l’autre où sa parole compte. Les hommes alimenteront aussi l’un ou l’autre, en fonction de leur qualité d’écoute.
Encore une fois, l’inconnu n’est pas de savoir s’il va y avoir un point de bascule, mais à quel moment il va se produire ? Gardons à l’esprit qu’un effet minime qui semble isolé et sans incidence pour la totalité est bel et bien enregistré sur la trame de l’univers.
La mémoire, pour le pire et pour le meilleur
En effet, toutes les petites actions isolées ne sont pas pour autant perdues. Elles laissent une empreinte dans le champ spatio-mémoriel – ou champ morphogénétique – qui nous connecte tous. Plus les pensées, les paroles et les actions seront répétées dans le temps, plus l’énergie qu’elles auront alors générée aura d’influence. Une influence avant tout sur nous-mêmes, et également sur le monde extérieur.
La mémoire emmagasine de l’énergie de façon neutre, mais notre expérience n’en sera pas moins vécue positivement ou négativement. C’est précisément par ce mécanisme qu’Adèle Haenel se sera tue pendant longtemps – sous l’influence d’un vécu négatif – et qu’elle se sera mise un jour à parler, grâce à l’impulsion de l’énergie féminine solidaire du mouvement MeToo. La mémoire pour le pire et pour le meilleur.
S’il y a assez de paroles qui vont dans le même sens, le changement arrive. En termes de physique, cela se traduit par le fait que suffisamment d’énergie est apportée au système pour qu’il se modifie. Ne pas le savoir peut mener au découragement. A l’inverse, en avoir conscience augmente la persévérance et la responsabilité individuelle, et engendre une dynamique positive pour les personnes qui doutent. Alors une autre femme peut éventuellement témoigner à son tour.
De l’appropriation de l’espace conscient
« Le concept d’un papillon qui bat des ailes et provoque un ouragan est vrai seulement si on le remet dans un contexte d’échelle. La probabilité qu’un battement d’aile de papillon provoque un ouragan est très très faible, pour ne pas dire quasi inexistante. Mais si on a des millions de papillons qui battent des ailes en même temps, là il se passe quelque chose. »
NASSIM HARAMEIN [9]
On peut stopper 1 papillon, pas 1 million. On peut faire taire une femme, pas des millions. Le point de bascule, l’irréversibilité du système, dépend du nombre de « papillons » qui travaillent ensemble. Après, est-ce un ordre ou un désordre qui va être créé, tout dépend du point de vue ! Cela peut créer un ordre pour les uns qui sonnera comme un désordre pour d’autres.
Le chaos déterministe expose ainsi sous le vocable « sensibilité aux conditions initiales » que sous certaines conditions de seuil une structure peut sauter vers un état désordonné puis vers un nouvel ordre. C’est ce qui peut se passer en apparence. En fait, elle atteint simplement un point de bifurcation qui a été alimenté par l’accumulation de quantas d’énergie jusqu’à faire basculer le système.
La répétition des actions finit par amener à la conscience ce qui était jusque-là dans l’inconscient. Grâce au tweet d’Alyssa Milano, tout à coup, les témoignages jusque-là inconnus ou ignorés sont arrivés dans l’espace conscient. Tout à coup, ces témoignages ont pris une toute autre dimension en se manifestant sous nos yeux, à notre échelle. Tout à coup, des millions de papillons ont battu des ailes en même temps, modifiant le champ morphogénétique féminin. Et obligeant par là-même le masculin a en faire autant.
Aile pour aile, vent pour vent (le principe de résonance)
« On ne change jamais les choses en combattant la réalité existante. Pour changer quelque chose, construisez un nouveau modèle qui rendra l’ancien obsolète. »
RICHARD BUCKMINSTER FULLER [10]
Où le mouvement MeToo nous mènera-t-il ? Nul ne peut le prédire. Ni en observant les trajectoires individuelles qui composent ce mouvement. Ni en spéculant sur la nouvelle orientation que celui-ci pourrait prendre. La notion de trajectoire, au sens déterministe du terme, est en effet supplantée par le principe de résonance [11]. Dit autrement, les trajectoires se déploient par résonance. Pourquoi ? Parce qu’elles sont soumises à la loi d’attraction : les énergies de même fréquence s’attirent.
Cependant, si les femmes ont besoin de se faire entendre, exprimer ce qui est nécessaire n’est pas suffisant. Nous ne devons pas rester dans cet espace. Nous devons déplacer nos émotions pour engendrer un cercle vertueux. Et si notre but est avant tout de déplacer nos émotions, il n’est pas défini une fois pour toutes. Il évolue, parce que nous évoluons du fait du retour d’information permanent. Nous validons, ou pas, les informations lorsqu’elles se présentent. Et beaucoup sont validées inconsciemment simplement parce qu’elles font écho à nos schémas habituels.
Par ailleurs, ce que nous considérons comme de l’entropie (de l’information qui n’est pas utile) peut tout à fait être utilisée par d’autres, en résonance avec leurs propres pensées et croyances, pour créer un autre ordre de leur point de vue. Si de plus en plus de personnes adhèrent à tel ou tel ordre, elles ancrent petit à petit le centre de gravité de cet ordre des choses, augmentant la probabilité qu’il se manifeste. Si suffisamment de personnes sont en résonance suffisamment longtemps avec ce centre de gravité, l’ordre qui en découle se manifestera durablement.
Que voulons-nous créer ?
Notes & références
[1] Une thèse développée par le psychologue clinicien Jérémie Vandervoode dans « Les processus dynamiques – la théorie du chaos en psychologie », in Le Journal des psychologues, n°203, décembre 2010 – janvier 2011, p.70
[2] HAENEL Adèle
[3] « Si vous avez été victime de harcèlement ou d’agression sexuelle, écrivez « Moi aussi » en réponse à ce tweet », 15 octobre 2017.
[4] HAENEL Adèle, (2019, 4 novembre), Adèle Haenel explique pourquoi elle sort du silence, in: Médiapart
[5] Voir l’article Féminin, masculin, univers connecté pour comprendre comment se déploient les énergies féminines et masculines et quelles sont leurs relations. Voir également l’article sur le principe de genre pour un point de vue plus en lien avec les processus mentaux.
[6] Voir également l’article sur La conscience quantique
[7] Un changement de phase est caractérisé en physique par une modification soudaine de l’état d’un système. Par exemple, vous pouvez observer un mélange de jaune d’œuf, de moutarde, de vinaigre et d’huile se faire graduellement, mais irréversiblement, jusqu’à un certain point. Au-delà de ce point, le système bascule et change de phase : l’état « mayonnaise » se manifeste alors.
[8] Pour plus d’explications, se référer à la section sur Lorenz et l’effet papillon dans l’article 1.
[9] HARAMEIN Nassim, (2013, 25 septembre), Nassim Haramein Complete [Podcast], traduction libre
[10] FULLER Richard Buckminster
[11] Voir la section consacrée aux travaux d’Henri Poincaré dans l’article 1.
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