Les systèmes chaotiques
4 JANVIER 2020 (mis à jour le 30 janvier 2024)
Table des matières
15 octobre 2017, 22h21, Alyssa Milano tweete : « Si vous avez été victime de harcèlement ou d’agression sexuelle, écrivez « Moi aussi » en réponse à ce tweet » [1]. A cet instant, les ailes du petit oiseau Twitter frémissent. De battement d’ailes en battement d’ailes, une grosse tempête éclate. Un raz-de-marée virtuel qui fait remonter à la surface un ras-le-bol planétaire, lui, bien palpable… Pourquoi ce tweet a-t-il fait une différence ? Etaient-ce les bons mots ? Etait-ce le bon moment ?
Le mouvement MeToo marque sans conteste un tournant, une « bifurcation » dans les relations femmes / hommes. Il y aura un avant et un après MeToo. Mais comment expliquer cette soudaine déferlante qui a littéralement « donné aux gens une idée de l’ampleur du problème » [2] ? Simples enchaînements de causes à effets ? Effet papillon ?
Pour tenter de mettre un peu d’ordre dans cette affaire, je vous invite à plonger avec moi dans la théorie du chaos. « Du chaos pour mettre de l’ordre ? C’est pas gagné… » pensez-vous. Et pourtant, je m’en vais vous conter la grande histoire d’amour de l’ordre et du chaos… La très grande histoire même, en 5 articles !
Les systèmes chaotiques, une découverte majeure
Entrée en zone de turbulence
Au premier abord, je vous accorde que le mot « chaos », et surtout l’imaginaire qu’il véhicule, n’ont rien de très sympathiques. Désordre, confusion, dispersion, incohérence, pagaille, catastrophe, tumulte et, si j’ose, débandade… est-ce vraiment nécessaire d’en faire une théorie ?
En fait, en mathématiques, la théorie de chaos, c’est beaucoup plus subtil que le grand n’importe quoi dont ça a l’air. Précisément, la théorie du chaos étudie les systèmes dynamiques non-linéaires. Traduction ? La théorie du chaos étudie les systèmes dont le comportement évolue dans le temps de façon non prédictible.
La pomme qui tombe sur la tête de Newton suit une évolution parfaitement linéaire et prédictible. Le déterminisme classique nous apprend d’ailleurs que connaître tous les paramètres d’un système permet d’anticiper facilement son évolution. Ca c’est la théorie, et elle fonctionne pour des systèmes pour lesquels modifier les conditions initiales ne change pas grand-chose. Ainsi, que la pomme se trouve à un demi-centimètre ou à 300 km de son point de référence, elle tombe quand même, et dans les mêmes conditions. Si ce n’est qu’à un demi-centimètre près, Newton se la prend toujours sur la tête !

Dans la pratique, connaître avec une précision infinie les conditions initiales d’un système est impossible. Et quand un système est très sensible aux conditions initiales, l’influence de ce manque d’informations sur la prédiction de son comportement est significative. Le système devient tout simplement imprédictible à long terme. De tels systèmes sont dits chaotiques.
Caractéristiques des systèmes chaotiques
L’exemple de la circulation sanguine permet de bien se représenter les choses. A l’intérieur de l’artère, l’écoulement du sang est régulier. On parle de flux sanguin laminaire : les trajectoires des particules voisines à un instant donné restent voisines aux instants suivants. Mais si le sang s’engouffre dans un anévrisme [3], il en va tout autrement de son comportement. Son écoulement devient turbulent et chaotique, son apparence complexe et aléatoire. Pour autant, il n’est pas dépourvu de cohérence ni d’ordre. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans l’article Du chaos à l’interdépendance.
Pour résumer, les systèmes chaotiques sont :
- fermés : ils n’échangent ni énergie ni information avec l’extérieur.
- dynamiques : leur structure et leur existence même sont conditionnées par leur évolution, quand bien même cette évolution suit une équation non-linéaire.
- déterministes et très sensibles aux conditions initiales : leur comportement futur est entièrement déterminé par les conditions initiales, sans intervention du hasard. Une infime variation de ces conditions a cependant des conséquences considérables ; on parle de chaos déterministe.
- imprédictibles au-delà d’une certaine limite temporelle, du fait qu’on ne puisse pas connaître les conditions initiales avec une précision infinie.
Minute, papillon !

La théorie du chaos a été popularisée par l’image du papillon. Le battement de ses petites ailes fragiles représente la sensibilité des systèmes chaotiques aux conditions initiales. Cette théorie a été mise en évidence dans un contexte météorologique, mais avec le temps, si je puis dire, elle a également trouvé d’autres applications, notamment en psychologie.
Alors, l’effet Metoo est-il à la météo intérieure des femmes ce que l’effet papillon est au temps qu’il fait dehors ? La psychologie semble en effet établir certains parallèles entre « la météo interne du psychisme » et la théorie du chaos. Le psychologue clinicien Jérémie Vandervoode explique ainsi :
« [La météo interne du psychisme] qui produit [certains] phénomènes et leur oscillation brutale implique toutefois tellement de paramètres qu’il en devient impossible de prédire la trajectoire de tous les composants pris individuellement. »
JÉRÉMIE VANDERVOODE [4]
Prenons un peu de hauteur et regardons le phénomène MeToo non plus seulement à l’échelle du psychisme individuel mais à celle du psychisme collectif. Pour comprendre comment un simple tweet a pu avoir un tel retentissement et une telle influence dans le monde, il faut comprendre que la théorie du chaos ne dit pas « de petites causes produisent de grands effets », mais « un très grand nombre de petites causes produit de grands effets ». Mieux, c’est la résonance de très nombreuses petites causes qui finit par faire basculer le système et entraîner toute sa dynamique vers un autre type de comportement. Nous reviendrons sur le phénomène de résonance tout au long de cette série d’articles, et particulièrement dans le dernier, MeToo ou l’autre effet papillon.
Pour l’heure, j’aimerais mettre l’accent sur les fondements même de la théorie du chaos, qui m’interpellent.
Des questions déterminantes
Ce questionnement me semble déterminant pour tenter de comprendre la dynamique des systèmes chaotiques, et le mouvement MeToo en particulier. Je pose ici les bases, qui seront développées dans les articles suivants, au regard de la théorie de l’univers connecté de Nassim Haramein.
- Les systèmes dynamiques non-linéaires, qui sont l’objet d’étude de la théorie du chaos, obéissent à la loi de causalité et au déterminisme. Selon la théorie de l’univers connecté, le déterminisme n’est pourtant pas toujours à l’œuvre dans l’univers. Il alterne avec l’indéterminisme, de sorte que tout est toujours en train de se déterminer. Nassim Haramein montre que le lien entre le côté déterministe et le côté non-déterministe, donc non-prédictible, de l’univers se fait par l’intermédiaire des fractales qui comme nous le verrons… sont étroitement liées aux systèmes chaotiques !

- La problématique des conditions initiales renvoie à celle des systèmes isolés. Car si le système n’est pas isolé de son environnement à un moment donné, à partir de quand estime-t-on qu’il se trouve dans les conditions initiales voulues ? Et que devient la notion de conditions initiales dans un univers infini où tout est connecté ?
- Le comportement futur des systèmes dynamiques est entièrement déterminé par les conditions initiales, sans intervention du hasard. Mais comment définit-on le hasard ?
- Si le questionnement précédent nous entraîne plus loin que le cadre de référence standard des systèmes chaotiques, quelle est alors la dynamique qui sous-tend réellement l’effet papillon ?
Retournons dans la chrysalide pour tenter de comprendre comment tout cela a commencé…
Un peu d’ histoire
La théorie du chaos trouve son origine dans une simple question : le système solaire est-il stable ? Question qui remonte au moins à l’époque d’Isaac Newton (1642 – 1727) lorsqu’il a énoncé sa loi de la gravitation universelle [5]. Si celle-ci permet de calculer et surtout de prévoir les mouvements célestes, elle n’est précise que tant que le système étudié ne comporte que deux objets. A partir de trois objets, des décalages apparaissent entre les calculs et ce qui est réellement observé. Autrement dit, le système devient chaotique.
Les travaux d’Henri Poincaré
De la notion de trajectoire à celle de résonance

C’est le mathématicien français Henri Poincaré (1854 – 1912) qui a mis cette dynamique en évidence en étudiant le mouvement de trois corps en interaction gravitationnelle : la terre, le soleil et la lune. Lui qui cherchait une preuve de la stabilité du système solaire a montré, à l’inverse, l’incertitude cachée derrière la loi léguée par Newton. Posant par là-même les solides fondations de la théorie du chaos.
Précisément, il a montré que d’infimes incertitudes sur l’état initial d’un système, au lieu de rester à peu près les mêmes au cours du temps, vont au contraire s’amplifier. Et ce de façon exponentielle. Ainsi, le moindre écart dans les conditions initiales peut entraîner des conséquences considérables, impossibles à prévoir à long terme. Le système, bien que parfaitement décrit par les équations, finit alors par avoir une dynamique imprévisible.
Cependant, sur un temps relativement court à l’échelle galactique, et de façon transitoire, les orbites des planètes sont aussi régulières que les mouvements d’une horloge. C’est la raison pour laquelle on peut prédire avec une grande précision des phénomènes naturels comme les marées ou les éclipses.
Le physicien Ilya Prigogine (1917 – 2003) rappelle que Poincaré « a introduit la notion cruciale de « système dynamique non intégrable » [6] et [7]. » La plupart des systèmes dynamiques sont en effet non intégrables car il existe des résonances entre les degrés de liberté du système. C’est-à-dire : les variables aléatoires qui ne peuvent être déterminées ou fixées par une équation sont sensibles à certaines fréquences. En fait, les résonances rendent obsolète la façon de penser de la physique newtonienne car elles nous invitent à penser autrement qu’en termes de trajectoires.
« La non-intégrabilité est due aux résonances [8] (…) Elles introduisent donc un élément étranger à la notion de trajectoire. »
ILYA PRIGOGINE [9]
La question du hasard
Poincaré a également abordé la notion de hasard. Longuement, puisqu’il y a consacré un chapitre dans son ouvrage Science et Méthodes. Voici peut-être l’essence de sa pensée :

« Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard (…). Il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit ».
HENRI POINCARÉ [10]
En somme, le chaos déterministe juxtapose deux notions a priori contradictoires. D’un côté, le déterminisme qui ne laisse aucune place au hasard. De l’autre, le chaos qui, relevant de l’imprévu par nature, repose sur le hasard.
Le physicien David Ruelle résume bien la pensée de Poincaré, précisant que pour ce-dernier l’incertitude du chaos – la sensibilité des systèmes chaotiques aux conditions initiales – est une source de hasard. Autrement dit, « le hasard correspond à une information incomplète (…) » [11] et [12].
Mais à l’époque, on a retenu des travaux de Poincaré que « d’infimes variations des conditions initiales entraînent des comportements imprédictibles. » [13]
Lorenz et l’effet papillon
C’est cette formulation que le mathématicien météorologiste Edward Lorenz (1917-2008) a popularisé avec la métaphore du papillon. Mais comment Lorenz en est-il arrivé à imaginer que le mouvement infime des ailes d’un papillon pourrait provoquer une tempête à des milliers de kilomètres ? Simplement parce qu’au cours de ses propres travaux, il s’est retrouvé confronté à l’importance des conditions initiales, comme Poincaré l’a été.
Nous sommes au début des années 60 et Lorenz utilise un ordinateur plutôt rudimentaire installé au Massachusetts Institute of Technology. Rien à voir avec le matériel informatique des années 70, qui permettra de visualiser précisément et immédiatement la complexité du système solaire par exemple.
Pour l’heure, Lorenz cherche à modéliser la convection atmosphérique [14]. Il écrit pour ce faire un système simplifié d’équation [15]. Un jour, souhaitant reprendre son travail là où il l’avait laissé, il arrondit au centième les valeurs trouvées, puis les réintroduit dans ses équations. Il réalise alors que le simple fait d’avoir arrondi les valeurs a le même effet qu’une infime variation des conditions initiales : il se trouve nez à nez avec un système chaotique !

Dans un article [16] de 1963, Lorenz explique la théorie du battement d’ailes d’un papillon, qui ne porte toutefois pas encore cette appellation. Il faudra attendre pour cela 1972, alors qu’il donne une conférence à l’American Association for the Advancement of Science. C’est l’organisateur, le météorologue Philip Merilees, qui a choisi le titre : « Prédictibilité : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? ». Lorenz a découvert le titre trop tard pour le modifier, l’expression est restée. Il a cependant très rapidement pris certaines précautions par rapport à cette formulation.
Une mise en perspective nécessaire
Il explique en effet :
« De crainte que le seul fait de demander, suivant le titre de cet article, « Un battement d’ailes de papillon au Brésil peut-il déclencher une tornade au Texas ? », fasse douter de mon sérieux, sans même parler d’une réponse affirmative, je mettrai cette question en perspective en avançant les deux propositions suivantes :
- Si un seul battement d’ailes d’un papillon peut avoir pour effet le déclenchement d’une tornade, alors, il en va ainsi également de tous les battements précédents et subséquents de ses ailes, comme de ceux de millions d’autres papillons, pour ne pas mentionner les activités d’innombrables créatures plus puissantes, en particulier de notre propre espèce ;
- Si le battement d’ailes d’un papillon peut déclencher une tornade, il peut aussi l’empêcher. Si le battement d’ailes d’un papillon influe sur la formation d’une tornade, il ne va pas de soi que son battement d’ailes soit l’origine même de cette tornade et donc qu’il ait un quelconque pouvoir sur la création ou non de cette dernière. » [17]
Ce n’est donc pas le battement d’ailes en soi qui cause la tornade. La formation de la tornade est due à l’évolution de l’atmosphère, sensible à des modifications mêmes minuscules.
Poursuivant ses travaux, Lorenz a également mis en évidence une propriété remarquable des systèmes chaotiques… que je vous invite à découvrir dans le prochain article « Du chaos à l’interdépendance » !
Points clés
- Les systèmes chaotiques sont fermés, dynamiques, déterministes et très sensibles aux conditions initiales, et donc imprédictibles au-delà d’une certaine limite temporelle.
- La théorie du chaos ne dit pas « de petites causes produisent de grands effets », mais « la résonance d’un très grand nombre de petites causes produit de grands effets ».
- La sensibilité aux conditions initiales a été popularisée par la métaphore du papillon. Mais ce n’est pas le battement d’ailes en soi qui cause une tornade : la formation de la tornade est due à l’évolution de l’atmosphère, sensible à des modifications mêmes minuscules.
Notes & références
[1] Tweet original : « If you’ve been sexually harassed or assaulted write « me too » as a reply to this tweet. »
[2] Le tweet d’Alyssa Milano fait suite à celui d’une de ses amies, Charlotte Clymer : « If all the women who have been sexually harassed or assaulted wrote « me too » as a status, we might give people a sense of the magnitude of the problem. »
Caractéristiques des systèmes chaotiques
[3] Un anévrisme est une dilation de la paroi d’une artère qui entraîne la création d’une poche à l’intérieur de laquelle le sang change de comportement. Lire Mon Histoire pour comprendre pourquoi j’ai choisi cet exemple improbable.
[4] VANDERVOODE Jérémie, Les processus dynamiques – la théorie du chaos en psychologie, in Le Journal des psychologues, n°203, décembre 2010 – janvier 2011, p.70
Les travaux d’Henri Poincaré
[5] La loi universelle de la gravitation est une loi décrivant la gravitation comme une force responsable de la chute des corps et du mouvement des corps célestes, et donc de leur trajectoire. De façon générale, Newton établit que tous les corps possédant une masse exercent l’un sur l’autre une force équivalente qui les attire l’un vers l’autre.
[6] PRIGOGINE Ilya, La fin des certitudes, Paris, éditions Odile Jacob, 1996, p.44
[7] Une intégrale permet de calculer l’aire sous la courbe de n’importe quelle fonction. Il s’agit d’une somme continue (et non pas discrète), comme si on additionnait une infinité de valeurs. Un système non intégrable est donc un système dont l’évolution ne peut pas être calculée indéfiniment par des équations décrivant des trajectoires précises.
[8] La question des résonances est abordée plus en détails dans les articles Irréversibilité, mémoire et entropie et Gravité, entropie et auto-organisation.
[9] PRIGOGINE Ilya, La fin des certitudes, op.cit., p.127
[10] POINCARE Henri, Science et Méthode, Paris : Ed. Flammarion, 1908, pp.68-69
[11] RUELLE David, Chaos, imprédictibilité, hasard [vidéo], L’université de tous les savoirs, conférence n°218, août 2000
[12] Plus positivement, je dirais que la notion de hasard relève du fait que « je ne sais pas ce que je ne sais pas » (voir l’article Comment apprend-on ? au sujet de cette affirmation). Et nous rappelle à la fois l’importance et l’influence de ce que l’on ne connaît pas (lire également l’article Les synchronicités, une résonance avec l’inconscient). Ce ne sont certainement pas les hermétistes qui diraient le contraire, eux pour qui « le hasard n’est qu’un nom donné à la Loi méconnue », voir l’article sur le principe de cause et d’effet à ce sujet.
[13] Notons que cette formulation est déjà plus juste que : « de petites causes ont produit de grands effets ».
Lorenz et l’effet papillon
[14] La convection atmosphérique désigne l’ensemble des mouvements internes de l’atmosphère terrestre résultant d’une instabilité de l’air due à une différence de température verticale ou horizontale.
[15] Le système d’équation approprié, celui de Navier-Stokes, était trop compliqué à résoudre pour l’ordinateur dont Lorenz disposait. Il a donc simplifié le système pour ne conserver que trois degrés de liberté.
[16] Lorenz, Edward N. (1963). Deterministic nonperiodic flow, in Journal of the atmospheric sciences, 20(2), pp.130-141.
[17] Lorenz, Edward N., « Un battement d’ailes de papillon au Brésil peut-il déclencher une tornade au Texas ? », Alliage 22 (1993), 42-45. Traduction française du texte de la conférence de 1972, publié (en anglais) dans : The essence of chaos, The Jessie and John Danz Lecture Series, University of Washington Press (1993).
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