Mise à jour : 12 février 2020

La « boucle étrange » de la conscience

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Si vous avez sui­vi les épi­sodes pré­cé­dents (lire Mon his­toire et les articles de la page Conscience, pen­sées et émo­tions), vous voi­ci arri­vés à une pre­mière syn­thèse de ma recherche d’une défi­ni­tion de la conscience. A ce stade, pré­sen­ter la pen­sée du phi­lo­sophe Michel Bitbol est riche de sens. D’une part, il aborde lui-même cette ques­tion, notam­ment dans son livre La conscience a‑t-elle une ori­gine ? [1]. Et d’autre part, la for­ma­tion qu’il a reçue en méde­cine et en phy­sique [2] lui per­met d’avoir un regard scien­ti­fique sur le sujet. J’ajouterais qu’à tra­vers la phi­lo­so­phie, la méde­cine et la phy­sique, il couvre pré­ci­sé­ment les domaines à par­tir des­quels j’explore moi-même la question.

                      

L’expérience intérieure

Selon lui, tout part de l’expérience : « Nous com­men­çons notre inves­ti­ga­tion à pro­pos des corps maté­riels, à pro­pos du cer­veau, à pro­pos de tout, à par­tir de l’ex­pé­rience, l’ex­pé­rience inté­rieure. (…) C’est le fait le plus basique » [3]. Et, de fait, l’expérience que j’ai vécue est à la fois le point de départ et la rai­son d’être de ce blog.

Michel Bitbol rap­pelle que l’expérience ne s’arrête jamais, elle est tou­jours pré­sente. Quoi que nous vivions, il nous est tou­jours pos­sible de nous relier à l’expérience en train de se dérou­ler. Pour autant, il pré­cise que :                
               

« L’expérience n’est pas un objet. L’objet est une enti­té sup­po­sée exis­ter par-delà les situa­tions, les états sub­jec­tifs et l’être-présent. Au contraire, l’expérience consciente est située, elle est ce que cela fait d’être en ce moment. » [4]        
         

Pour lui, c’est même « l’ex­pé­rience pure [qui] doit être le vrai sens de la conscience » [5]. Il cite Kitaro Nishida, un phi­lo­sophe japo­nais qui a cher­ché à relier la phi­lo­so­phie occi­den­tale et la spi­ri­tua­li­té orien­tale, c’est-à-dire à éta­blir un lien entre la phé­no­mé­no­lo­gie [6] et la pra­tique du zen. Il pro­po­sait de « ne pas consi­dé­rer que la connais­sance va cher­cher son objet, mais [de] dépo­ser toute quête d’ob­jet pour ne plus être que dans l’ex­pé­rience pure, la pré­sence, les choses telles qu’elles appa­raissent. » [7]

              

La présence

J’apporterais une petite pré­ci­sion ici. Je ne vais pas ergo­ter sur le terme « pré­sence », parce qu’il me semble que fina­le­ment nous par­lons de la même chose. L’usage des mots n’est pas simple pour mani­pu­ler ce genre de sujet. Michel Bitbol pré­cise d’ailleurs que son dis­cours ne relève pas du lan­gage de dési­gna­tion, mais du lan­gage de sug­ges­tion. C’est-à-dire qu’il essaie sim­ple­ment de faire recon­naître quelque chose – en l’occurrence l’expérience pure – plu­tôt que d’en faire un objet en le défi­nis­sant. Je recon­nais, pour l’avoir vécue, cette expé­rience, mais étant don­né l’usage que je fais du mot « pré­sence », je ne peux pas l’associer à « expé­rience pure ». En effet, pour moi la pré­sence est un état au-delà de l’expérience.

Lorsqu’elle se mani­feste, nous ne pou­vons alors plus rien for­mu­ler. Sauf à reve­nir dans l’expérience et ten­ter de par­ler de cet état. S’extraire de la pré­sence ne signi­fie pas pour autant que nous n’y sommes plus reliés. En fait nous ne pou­vons pas ne pas y être reliés. Nous pou­vons seule­ment être incons­cients de notre reliance tant que nous n’avons pas bas­cu­lé dans la pré­sence et recon­nu cet état en conscience.

             

Le mystère de la conscience

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« La conscience ne peut pas être mon­trée, elle se montre d’elle-même » [8] nous dit Michel Bitbol. Peut-on alors la défi­nir ? Le mot « défi­ni­tion » n’est pas adap­té selon lui car déter­mi­ner ce qu’est la conscience implique de déter­mi­ner ce qu’elle n’est pas. Or, nous ne pou­vons rien exclure de la conscience car tout est conscience. Tous les états de conscience font par­tie de la conscience et ils sont aus­si réels les uns que les autres.

« La conscience est mys­té­rieuse, et son mys­tère découle de son abso­lue proxi­mi­té. » [9]       
    

Le sujet ne peut jamais se déta­cher de son ques­tion­ne­ment sur la conscience, parce qu’il fait entiè­re­ment par­tie de ce ques­tion­ne­ment. Questionnement qui n’est d’ailleurs ren­du pos­sible que par la conscience. Ainsi, l’ex­pé­rience consciente crée-t-elle une confi­gu­ra­tion ver­ti­gi­neu­se­ment auto­ré­fé­ren­tielle. Mais per­ce­voir clai­re­ment cela néces­site un nou­vel état de conscience, consi­dé­ra­ble­ment élar­gi par rap­port à celui qui est le nôtre le plus souvent.

Le phi­lo­sophe men­tionne à cet égard un fait socio­lo­gique que je ne peux qu’attester : la grande majo­ri­té des per­sonnes ayant vécu des états modi­fiés de conscience ne croient plus aux expli­ca­tions réduc­tion­nistes. Et notam­ment à l’hy­po­thèse selon laquelle la conscience est un sous-produit du fonc­tion­ne­ment du cer­veau [10]. Cette hypo­thèse est pour­tant avan­cée par les neu­ros­cien­ti­fiques, pour qui « la conscience est le pou­voir de syn­thèse des repré­sen­ta­tions par­tielles et frag­men­taires for­mées par diverses aires spé­cia­li­sées du cor­tex. La conscience relève éga­le­ment de la méta­cog­ni­tion qui consiste à avoir connais­sance de la connais­sance. » [11]

              

L’expérience du sujet connaissant

Mais pour Michel Bitbol, il s’a­git d’une défi­ni­tion objec­ti­vée de la conscience, à par­tir de laquelle il est facile de don­ner une expli­ca­tion objec­ti­vée de ses fonc­tions, elles-mêmes objec­ti­vées.  Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signi­fie que les neu­ros­cien­ti­fiques connectent des phé­no­mènes objec­tifs entre eux mais passent à côté de l’es­sen­tiel. Ils éta­blissent des rela­tions de cau­sa­li­té entre des phé­no­mènes visibles, per­cep­tibles – c’est-à-dire objec­ti­vables – mais à aucun moment ils n’ont accès à l’ex­pé­rience de la personne.

Ma propre expé­rience avec l’échelle de Glasgow illustre ce déca­lage, les cri­tères objec­ti­vés sur les­quels elle repose offrant une vision consi­dé­ra­ble­ment res­treinte de mon vécu. Etablir ces cri­tères pré­sup­pose en outre que l’on sache d’une part ce qu’est la conscience et ce qu’elle n’est pas, et d’autre part à quel moment elle est cen­sée se mani­fes­ter ou pas.

Pourquoi l’échelle de Glasgow est-elle néan­moins effi­cace ? Parce qu’elle fonc­tionne sur l’extraction d’un inva­riant, quelque chose de stable sur lequel les neu­ros­cien­ti­fiques s’ac­cordent. A par­tir de là : 

« Ils construisent un savoir qui vaut pour tout le monde de la même façon, et qui est amé­lio­rable col­lec­ti­ve­ment. Cette démarche est cepen­dant fon­dée sur une exclu­sion, l’exclusion de nous-mêmes : on s’ac­corde sur des cri­tères sans plus prendre en compte l’ex­pé­rience du sujet connais­sant. » [12]    
           

Tout cela nous mène alors, selon lui, à une situa­tion pour le moins para­doxale. D’un côté, notre com­pré­hen­sion de la conscience est dans une impasse. De l’autre, nous avons fait beau­coup de pro­grès tech­niques pour pré­voir le « retour à la conscience » des per­sonnes dans le coma. J’ajouterais que ces pro­grès dépendent de la cor­ré­la­tion que nous avons éta­blie, à tort et à rai­son, entre le fonc­tion­ne­ment du cer­veau et la conscience.

           

Pour une neuroscience applicable à la conscience

Processus neuronal et expérience vécue

neuroscience-cerveauMichel Bitbol men­tionne éga­le­ment le fait que nous pou­vons sti­mu­ler cer­taines par­ties du cer­veau, et obte­nir cer­taines expé­riences, cer­tains conte­nus de conscience très spé­ci­fiques. Cependant, il pré­cise aus­si­tôt que « décrire un cer­tain pro­ces­sus neu­ro­nal n’est pas le vivre, n’est pas vivre l’ex­pé­rience qui va avec lui. (…) Vous pou­vez avoir n’im­porte quel pro­ces­sus du cer­veau que vous vou­lez, pour­tant vous n’a­vez abso­lu­ment aucun argu­ment en prin­cipe pour pen­ser qu’ils devraient être asso­ciés avec l’ex­pé­rience vécue. » [13]

C’est ain­si que cor­ré­la­tion obser­vée ne signi­fie pas auto­ma­ti­que­ment cau­sa­li­té. D’autant plus qu’il existe plu­sieurs types de cau­sa­li­tés. Une cau­sa­li­té simple : les évé­ne­ments dans le cer­veau pro­duisent la conscience. Ou une cau­sa­li­té inverse : ce sont les évé­ne­ments conscients qui causent les évé­ne­ments du cer­veau. Ou encore une cau­sa­li­té bidi­rec­tion­nelle, c’est à dire que le cer­veau est la cause de la conscience et réci­pro­que­ment : autre­ment dit, le cer­veau et la conscience co-émergent en dépen­dance [14].

                 

Cerveau et conscience : quels liens ?

On en revient à l’un des ques­tion­ne­ments que pose mon expé­rience : peut-être, cette nuit-là, le chan­ge­ment qui s’est opé­ré dans ma conscience m’a‑t-il fait sor­tir d’une cer­taine struc­ture d’informations pour me plon­ger dans un espace au-delà de toute forme de struc­ture ? A moins que ce ne soit la modi­fi­ca­tion de ces struc­tures qui ait pro­vo­qué le chan­ge­ment de conscience ? Ou comme le dirait Eckhart Tolle :        
 

« Tout chan­ge­ment de conscience pro­duit un effet sur le corps, et tout chan­ge­ment de conscience va tout rebran­cher dans le cer­veau (…), mais qui vient en pre­mier, l’œuf ou la poule ? Est-ce que nous nous éveillons parce que les cel­lules de notre cer­veau mutent ou est-ce que les cel­lules mutent parce que nous nous éveillons ? Je ne sais pas et je n’ai pas besoin de le savoir. Peut-être que les deux sont vraies, qui sait, les deux pers­pec­tives se mani­festent peut-être simul­ta­né­ment. Donc de l’œuf ou de la poule qui est arri­vé en pre­mier je ne sais pas, mais je suis sûr que c’est arri­vé. » [15]

        

La boucle étrange

Cette der­nière pos­si­bi­li­té, proche du point de vue boud­dhiste, semble mon­trer qu’il existe en fait une rela­tion mutuelle entre le cer­veau et la conscience. Ensemble, le cer­veau, la conscience, et la rela­tion qu’ils entre­tiennent appar­tiennent à l’ex­pé­rience. Cela forme ce que Michel Bitbol qua­li­fie de « boucle étrange » [16]. Sa recherche d’une approche neu­ros­cien­ti­fique de la conscience n’i­gnore pas cette boucle étrange, et ain­si, elle offre la pos­si­bi­li­té de faire une neu­ros­cience qui lui soit appli­cable. Mais qui pour autant ne soit ni réduc­tion­niste, ni matérialiste.

Elle s’appuie notam­ment sur les tra­vaux du neu­ro­bio­lo­giste et phi­lo­sophe chi­lien Francisco Varela, lequel : « n’es­sayait pas d’a­voir une science objec­tive de la sub­jec­ti­vi­té. Il vou­lait avoir une science qui cultive à la fois le point de vue objec­tif et sub­jec­tif, et les connec­ter. Il ne vou­lait pas sai­sir un dans l’autre, il vou­lait relier les deux choses. » [17]

Envie d’en savoir plus sur les liens entre la sub­jec­ti­vi­té et l’ob­jec­ti­vi­té ? Vous pou­vez pour­suivre votre explo­ra­tion en lisant l’ar­ticle Objectivité et sub­jec­ti­vi­té : la per­cep­tion uni­fiée.

                


Points clés

  • Les neu­ros­ciences connectent des phé­no­mènes objec­tifs entre eux mais à aucun moment elles n’ont accès à l’ex­pé­rience de la personne.
  • L’expérience consciente crée une confi­gu­ra­tion ver­ti­gi­neu­se­ment autoréférentielle.
  • Le cer­veau et la conscience co-émergent en dépendance.

                 

           

            


Notes et références

[1] BITBOL Michel, La conscience a‑t-elle une ori­gine ? Des neu­ros­ciences à la pleine conscience : une nou­velle approche de l’esprit, Paris : Flammarion, 2014.
[2] Voir notam­ment l’ar­ticle Réalité et phy­sique quan­tique
[3] BITBOL Michel. (2013, 20 jan­vier). La conscience a‑t-elle une base maté­rielle ? In : Fleurs du dhar­ma, Mind and Life XXVI : Esprit, cer­veau et matière, p.4
[4] BITBOL Michel, La conscience a‑t-elle une ori­gine ?, op.cit., p.8
[5] BITBOL Michel. (2014, 6 juin). La conscience a‑t-elle une ori­gine ? In : France Culture : Les che­mins de la phi­lo­so­phie [pod­cast]
[6] La phé­no­mé­no­lo­gie est un cou­rant phi­lo­so­phique qui se concentre sur l’é­tude des phé­no­mènes, de l’expérience vécue et des conte­nus de conscience.
[7] BITBOL Michel, La conscience a‑t-elle une ori­gine ? [pod­cast], op.cit.
[8] BITBOL Michel. (2014, 5 février). Plongée dans les abysses de la conscience avec Michel Bitbol (par­tie 2/2). In : Monde des grandes écoles et uni­ver­si­tés
[9] BITBOL Michel. (2014, 12 mars). Aux sources de la conscience. In : CNRS Le jour­nal [en ligne]
[10] Vous pou­vez consul­ter l’article dédié à l’histoire du neu­ros­cien­ti­fique Eben Alexander, remar­quable à ce pro­pos.
[11] BITBOL Michel, La conscience a‑t-elle une ori­gine ? [pod­cast], op. cit.
[12] Ibid.
[13] BITBOL Michel, La conscience a‑t-elle une base maté­rielle ?, op.cit., p.2
[14] Pour mieux com­prendre le concept d’apparition en dépen­dance, vous pou­vez éga­le­ment consul­ter l’article Indéterminisme et intri­ca­tion.
[15] TOLLE Eckhart. L’éveil modifie-t-il le cer­veau ? In : BlogBug
[16] BITBOL Michel, La conscience a‑t-elle une base maté­rielle ?, op.cit., p.5
[17] Ibid., p.8

        


 

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